Par son étymologie (en latin, hybrida signifie « sang mêlé »), l’hybridation évoque une fécondation qui ne suit pas les lois naturelles, puisqu’elle consiste à croiser des espèces dans le but d’exploiter certaines de leurs qualités, selon l’Encyclopédie Universalis. Généralement, l’hybride qui en résulte manifeste une vigueur exceptionnelle que l’on appelle hétérosis. Histoire de la migration de ce concept agronomique vers l’aménagement des espaces tertiaires.

On ne peut aborder l’hybridation sans faire référence aux travaux de Gregor Mendel (1822-1884), moine augustin, généticien et botaniste, reconnu comme l’un des pères fondateurs de la génétique. À la fin du XIX siècle, l’empire austro-hongrois et la majeure partie de l’Europe sont en plein essor industriel et connaissent une forte croissance démographique. Les agronomes recherchent alors des variétés nouvelles et plus productives pour nourrir les populations. Cela suppose de stabiliser les hybrides, les rendre autonomes et résistants avant d’envisager une production agricole et alimentaire croissante et sécurisée. Mendel y parvient en travaillant sur diverses espèces de pois, particulièrement aptes à se combiner et générer, ainsi, une variété nouvelle plus résistante et plus productive. Si l’on veut explorer comment ce concept d’origine agronomique est pertinent pour analyser les évolutions actuelles de l’immobilier tertiaire, il faut auparavant faire un détour par les sciences de gestion. Le concept d’hybridation a été repris principalement dans les domaines de la théorie des organisations, de la gestion des ressources humaines, du marketing et, bien sûr, du management de l’innovation. L’hybridation, appliquée au monde de l’entreprise, serait alors une forme intermédiaire entre la simple imitation, d’une part, et l’innovation, d’autre part. Elle s’entend ainsi comme l’introduction de dispositifs établis ou en voie d’émergence dans d’autres univers afin de créer un concept marchand (ou non-marchand) inédit. Des marques comme Club Med, Abercrombie et Fitch, Zingaro, Cirque du Soleil ou Bear Factory ont été qualifiées d’innovantes précisément pour avoir intégré et combiné à leur offre les composantes d’autres branches de services.

De nombreuses marques associent ainsi des univers de produits et de services ordinairement distincts : le parc d’attractions avec la grande distribution pour Stew Leo-nard’s, la pâtisserie avec la cosmétologie pour Lusch, les codes du luxe et le monde de l’informatique pour Apple et celui du café pour Nespresso, ou la brasserie, la restauration, les spectacles musicaux et le mécénat culturel avec Ninkasi (concept né à Lyon, en 1997). Il est intéressant d’observer que le domaine de l’aménagement urbain est, lui aussi, largement imprégné d’hybridation. La ville se transforme en station touristique (Paris Plage) avec le développement de cette ville événementielle dont parle le sociologue Philippe Chaudoir : l’espace urbain devient ainsi le réceptacle d’expériences inédites grâce à l’intervention de plasticiens et/ou de spécialistes de l’événementiel dans les lieux publics (gares, stations de métro, places, bâtiments patrimoniaux, parcs et jardins…), ce dont la Nuit Blanche parisienne ou la Fête des lumières à Lyon témoignent de façon éloquente. La « mise en désir » de la ville, dont parle le sociologue Jean Viard, est, aujourd’hui, un phénomène planétaire qui renvoie à des stratégies de marketing touristique et, plus globalement, de marketing territorial, bien balisées. Les professionnels du développement urbain, les artistes et les métiers de l’événementiel et de la communication s’associent ici pour coconstruire et promouvoir des expériences éphémères de la ville.

De manière plus pérenne, les intérêts convergents des opérateurs privés et des pouvoirs publics font également émerger de nouveaux concepts de galeries marchandes et d’espaces de loisirs urbains dont Bercy Village est, à Paris, l’une des illustrations les plus évidentes. Entremêlant shopping, restauration, patrimoine et culture, ce lieu propose (comme ses prédécesseurs nord-américains et ses épigones européens) une expérience hybride née de l’épuisement des formes traditionnelles des lieux de consommation. Dans la littérature académique, Bercy Village (1999, groupe Altarea) est considéré comme l’un des pionniers des nouveaux espaces de consommation urbaine en France. Sa principale particularité est de rassembler sur un même espace plusieurs univers de consommation associés à un lieu patrimonial (qui abritait au XIXe siècle les chais des négociants en vin parisiens). Bercy Village, en effet, brouille encore un peu plus les repères si on le compare à ses « ancêtres » que sont les drugstores parisiens, espaces que Jean Baudrillard décrivait comme des lieux où « toutes les activités (…) sont résumées, systématiquement combinées et centrées autour du concept fondamental d’ambiance ». Car si le drugstore se situe déjà dans une dynamique qui floute les frontières entre loisirs et consommation, Bercy Village va bien au-delà, en rendant poreuses les frontières entre patrimoine et consommation, loisirs culturels et shopping : il propose du « cinq en un » sur un même espace puisque y sont concentrés des offres variées de restauration (une vingtaine), des services du quotidien (un Carrefour City, un bureau de tabac et une agence bancaire située à proximité), des opportunités de shopping (une quarantaine de boutiques au total, dont une Fnac), une offre de loisirs culturels (le complexe UGC, et, à proximité, la cinémathèque française), et enfin le parc de Bercy. Sur le plan culturel, le site mobilise de véritables compétences artistiques implémentées dans un environnement marchand. On y trouvait par exemple L’Opéra des rues, qui rassemblait chaque année plus de 600 personnes, un festival de dance, des Rendez-vous terrasses (avec orchestres de jazz et musique classique à l’heure de l’apéritif), ou encore le Printemps des poètes, le Festival BD Delcourt, ainsi que de nombreuses expositions photos. Le lieu a délibérément une programmation culturelle. L’innovation tient donc également à un parti pris, qui est de ne pas proposer d’animation commerciale standard. Pour cela, Altarea avait à l’origine choisi de travailler avec une équipe atypique où trois personnes étaient affectées à ce volet culturel, dont le directeur (un ancien administrateur de théâtre). C’est sans doute là, en dehors de l’identité patrimoniale propre au site, que résident tout à la fois son moteur principal et son originalité. Son positionnement est atypique car hybride : ni tout à fait espace culturel ni complètement centre commercial, Bercy Village a innové en hybridant le monde de la culture et celui de la galerie commerciale. La nouveauté tient donc ici à une combinaison créative de savoir-faire différents qui concourent à faire de ce lieu un espace singulier.

On le voit, le monde des services et celui de l’immobilier ont déjà progressé par hybridation. Si l’on transpose maintenant ce qui précède à l’univers des environnements de travail, il est clair, là encore, que des formats que l’on peut qualifier d’hybrides ont émergé : Starbucks revendique ainsi depuis longtemps sa dimension de tiers-lieu (même si le concept introduit par le sociologue Ray Oldenburg dans les années 1990 est ici dévoyé puisque marchandisé), tandis que nombre d’enseignes nouvelles ont contribué à la naissance du « coffice » à proprement parler. L’espace de travail, lorsqu’il s’agit d’une rame de TGV, d’un terminal aéroportuaire ou encore d’une automobile, est depuis longtemps un lieu qui hybride mobilité et bureau. Le télétravail procède, par essence, d’un floutage des frontières entre le domicile et l’espace de travail. Quant à l’espace de travail à proprement parler, force est de constater qu’il est hybride depuis un certain temps déjà. Liste non-exhaustive de quelques tendances déjà apparues :

Il a absorbé les codes de la « maison » (la douceur du cocon domestique) : on trouve au bureau des espaces cosy, qui ressemblent à nos salons (beaux livres compris). De nouveaux marqueurs culturels sont ainsi apparus en matière de mobilier et d’agencement (le canapé, la table basse, etc.).

La « gamification » est une tendance à part entière, qui englobe aussi bien les espaces de détente équipés d’une console de jeux vidéo que de véritables « Game Rooms » proposant un environnement proche des salles de jeux d’arcade (cf. les sièges sociaux de Pernod Ricard et de LDLC).

Le brouillage entre le monde des loisirs et celui du travail est une tendance plus générale : des salles de fitness aux bibliothèques, en passant par les fondations d’art (celle de Pernod Ricard, installée au siège du groupe), les sièges sociaux réaffirment une centralité qui n’est pas que fonctionnelle.

Enfin, le campus et ses codes culturels revisités sont une autre expression de cette hybridation : The Camp a ouvert en France le chemin vers des espaces ouverts et partagés connectant plus étroitement l’entreprise à l’université, tandis que l’amphithéâtre s’est imposé en intérieur comme en extérieur (cf. le futur siège régional de Nexity à Lyon) ; les espaces verts sont favorisés, de même qu’un certain degré d’ouverture sur l’extérieur que manifeste l’absence de clôture (siège de LDLC en région lyonnaise). On peut y voir, là encore, une certaine tendance au « jeunisme », d’aucuns évoquant l’infantilisation larvée du monde du travail.

Mais, finalement, le vrai sujet n’est pas tellement l’hybridation des espaces que celle des mentalités : favoriser, dans les entreprises, les profils et les esprits hybrides, pour qui les frontières sont, d’abord et avant tout, des barrières symboliques que l’on franchit dans l’allégresse, pour lancer des passerelles entre des métiers, des méthodes, des façons de faire, des cultures, qui, sinon, tendent à se scléroser. En ce sens, le caractère de plus en plus hybride de nos environnements de travail témoigne peut-être de cette volonté : décloisonner les pratiques et les entités, décaler le monde très codé du bureau, susciter de nouveaux comportements de la part des collaborateurs, créer une plus grande porosité avec l’écosystème de l’entreprise… Si l’espace s’hybride, ne serait-ce pas parce que les entreprises ont plus que jamais besoin d’esprits et de compétences hybrides ?

Benoît Meyronin