Le développement des Jeux Sérieux n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est la démultiplication de l’usage du jeu dans le champ qui est le nôtre : tout à la fois modalité d’accompagnement des transformations, espaces dédiés (au jeu) et tendance de gamification des espaces (i.e. reprendre les codes du jeu pour créer des aménagements décalés), le jeu au bureau revêt bien des formes… Nous esquissons ici un rapide tour d’horizon de ses différents usages.

On observe, d’abord, une démultiplication des usages du jeu dans la transformation des espaces de travail. Dans le design des espaces, les codes du jeu, souvent associés à l’univers de l’enfance, vont être détournés. Des couleurs vives, des mobiliers aux formes plus rondes et infantiles, des jouets tels que des toboggans ou des tables de ping-pong, font leur apparition. Le jeu est ici un élément du décor, un élément d’ambiance et d’agencement. Il participe d’une volonté, celle de favoriser un état d’esprit plus « cool », plus fun.

C’est un premier usage, qui a du sens lorsque la volonté de l’organisation est de changer son image, d’impulser une transformation : grise, terne, voire austère, l’entreprise souhaite passer de l’ère de l’ORTF à celle des plateformes en ligne. Destinée tout autant à l’interne qu’à l’externe, cette stratégie de décalage peut avoir son intérêt. S’il ne s’agit que d’un gimmick, on peut en douter.

Il existe ainsi une déclinaison intéressante de ce premier usage : celui qui consiste à mobiliser les ressorts ludiques dans la signalétique, le mobilier, l’ambiance générale… pour créer des marqueurs identitaires, c’est-à-dire des indices tangibles exprimant la culture, les valeurs, et l’histoire de l’entreprise. A Lyon, sur le campus de LDLC, 5ème e-commerçant français (et pionnier de la semaine de quatre jours), on va ainsi trouver une signalétique qui évoque la bande dessinée (pour mieux identifier les extincteurs), et qui reprend, plus globalement, l’imaginaire et les codes graphiques des jeux vidéo (notamment ses pictogrammes). Les sièges des collaborateurs sont de la marque Corsair, icône bien connue des « gamers ». Dans une entreprise « de geeks qui s’adressent à des geeks » (du moins originellement), cela fait sens.

Deuxième usage déjà bien répandu, celui des espaces de pause et de détente dans lesquels sont proposés des jeux sur écran, des jeux de plateaux, des jeux d’arcade, des flippers, etc., voire, comme c’est le cas sur le campus de LDLC, un véritable bowling !

Troisième usage, qui lui est en émergence : celui des « playgrounds », c’est-à-dire des espaces dédiés à l’invention, au codesign, à la créativité… mobilisant en tout ou partie la gamification. On en trouve un bel exemple depuis plusieurs années sur le site du GEMLABS de Grenoble Ecole de Management. Pensé pour cet usage exclusif, animé par une professionnelle (Playground Manager), nourri par des travaux académiques, ce lieu permet aux étudiants comme aux entreprises de venir explorer ces formes de pédagogies, d’en créer aussi pour leurs besoins propres.

Ceci étant posé, deux écueils évidents se présentent à nous. Le premier concerne l’infantilisation du monde du travail, le fait que des environnements que l’on peut qualifier de régressifs viennent renforcer une tendance au repli sur soi, au repli sur l’âge d’or de l’enfance ou de l’adolescence : l’adulescence. A ce premier danger s’ajoute celui qui consiste à dupliquer, toujours et encore, les mêmes formules : ajouter un toboggan ici, un babyfoot là, est devenu une facilité dont trop d’architectes d’intérieur et de designers abusent.

Si un toboggan a naturellement sa place dans une école, ou plus généralement dans un espace dédié aux enfants, son importation dans le champ du bureau pose question. Mais le retrouver à Billung (Danemark), au siège social de Lego, a du sens compte tenu du métier de l’entreprise. Ailleurs, cela peut interroger.

Dans un tout autre registre, on va retrouver l’usage de jeux sérieux et de jeux grand public dans les modalités d’accompagnement – qu’il s’agisse de space-planning ou de la conduite du changement. Le Workplace Game©, créé à dessein au Pays-Bas il y a près de vingt ans, constitue ici une illustration évidente. Existant en plusieurs langues, dont le français, créé par l’Université de Delft, il permet de faire travailler un collectif tout autant sur les nouvelles formes (hybrides) de travail que sur la définition des « règles de vie » qui vont prévaloir dans les futurs environnements de travail.

Des jeux grand public comme le Dixit© ont pu également être mobilisés, chez Michelin, Vinci Autoroutes ou Carrefour par exemple, là aussi pour des motifs variés : faire travailler une équipe dirigeante sur sa spatialisation (en piochant, dans les cartes, celles qui expriment les avantages versus les inconvénients d’une solution donnée), créer un temps d’inclusion (chacun pouvant se présenter au travers d’une carte), ou encore afin d’exprimer des objections ou des arguments positifs (sur la question des bureaux individuels fermés par exemple).

Enfin, des jeux peuvent être imaginés de façon ad hoc. Nous l’avons fait à plusieurs reprises pour le compte de nos clients, en imaginant notamment une « boîte à questions » qui aide à lever les objections les plus évidentes qu’un projet de transformation des espaces de travail peut susciter.

Ici, les ressorts de la gamification servent donc les métiers du space-planning et de la conduite du changement associée aux projets immobiliers, en créant des expériences décalées, qui facilitent la mise en discussion de problématiques épineuses, autrement plus difficiles à aborder. Ils servent à « embarquer » un collectif, à susciter des conversations autour de grands enjeux comme de questions très concrètes.

Comme le souligne très justement Emmanuelle Savignac : « La force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant ». Il favorise le pouvoir de dire via son « potentiel immersif » (M-A. Dujarier).

On le voit, les usages de la gamification dans les métiers de l’immobilier d’entreprise sont multiples, et je suis convaincu de leur développement dans les années qui viennent, sous toutes les formes mentionnées ici, et bien d’autres !

Benoît Meyronin